Il y a des chiffres qui ne laissent aucune place à l’interprétation. En 2023, selon le dernier rapport annuel de l’Autorité de régulation de la commande publique (ARCOP), 8 084 marchés publics ont été passés par 78 autorités contractantes au Sénégal, pour un montant cumulé de 2 813 milliards de FCFA. Ce chiffre monumental, équivalent à près du tiers du budget national, cristallise l’importance stratégique de la commande publique dans la structuration de l’économie nationale. Et pourtant, derrière ces volumes impressionnants, ce sont les mécanismes mêmes de la transparence, de la concurrence et de la régularité des procédures qui semblent éprouvés par des logiques d’urgence, de dérogation et de contournement.
L’analyse détaillée du rapport révèle que 111 marchés ont été attribués par entente directe, un mode dérogatoire pourtant réservé à des cas d’exception pour un montant total de 844,9 milliards de FCFA, soit près de 30 % de la valeur globale des marchés passés en 2023. À ces chiffres s’ajoutent 110 appels d’offres restreints représentant 313,6 milliards de FCFA, ce qui porte à plus de 1 158 milliards de FCFA le volume des marchés passés hors appel d’offres ouvert, soit plus de 41 % des montants totaux. À l’évidence, le principe de mise en concurrence, socle de l’efficience et de l’équité dans la dépense publique est fragilisé.
Le rapport ne se limite pas à des chiffres. Il dresse aussi un état des lieux sans fard sur les pratiques de certaines entités publiques. Des irrégularités significatives ont été relevées au sein de la Ville de Dakar, du ministère de l’Environnement, de l’Université Cheikh Anta Diop, du Port Autonome de Dakar, de La Poste, du COUD, du FONSIS, de la DER/FJ, ou encore de l’APIX SA. Ces organismes, pourtant tenus à une obligation d’exemplarité, ont été épinglés pour des manquements dans le respect des procédures, des retards de transmission, ou une absence de justification claire du recours à des procédures dérogatoires.
Ce panorama interroge doublement. D’abord, sur la capacité réelle des organes de contrôle à dissuader les pratiques de contournement. Ensuite, sur la persistance d’une culture administrative où la rapidité d’exécution, souvent invoquée à tort, devient un prétexte commode pour s’affranchir des règles. Le paradoxe est là : plus les enjeux financiers sont élevés, moins la rigueur des procédures semble observée. Et plus le besoin de réactivité est invoqué, moins la traçabilité est garantie.
L’ARCOP, dans sa démarche, accomplit un travail salutaire. Mais les limites du système de contrôle apparaissent dès lors que les sanctions restent peu visibles, peu dissuasives, ou simplement absentes. La chaîne de responsabilité est diluée. On constate également une très faible judiciarisation des manquements constatés, alors que certaines irrégularités pourraient, en d’autres contextes, faire l’objet de poursuites pénales. C’est ici que la reddition des comptes bute sur les pesanteurs systémiques.
À l’échelle internationale, certains pays africains ont pris des mesures plus radicales. Le Kenya a mis en place un système d’évaluation continue de la performance des autorités contractantes, avec publication trimestrielle des notations. Le Cap-Vert impose l’obligation de publication en ligne de tous les marchés dès leur attribution, avec contrôle citoyen a posteriori. Le Ghana, lui, a digitalisé l’ensemble de sa chaîne de passation à travers une plateforme de e-procurement interopérable avec les bases de données fiscales et bancaires. Ces pratiques, si elles ne règlent pas tout, limitent considérablement les marges de manœuvre opaques.
Le Sénégal gagnerait à se doter d’un indice national d’intégrité de la commande publique, croisant les données d’attribution, de performance contractuelle, et de conformité réglementaire. Ce tableau de bord, public et actualisé, serait un levier de pression efficace sur les institutions. Il pourrait être complété par un observatoire indépendant, associant société civile, journalistes d’investigation, chercheurs et citoyens volontaires.
Enfin, il faut ouvrir un chantier de révision des textes encadrant les procédures dérogatoires. Aujourd’hui, la notion d’ « urgence impérieuse » est trop floue, trop sujette à interprétation. Elle devrait être juridiquement encadrée, avec des critères objectifs, une traçabilité renforcée et une autorisation a priori obligatoire pour tout marché dépassant un certain seuil.
La commande publique, parce qu’elle concentre une part essentielle de la dépense publique, doit devenir un baromètre central de la qualité de la gouvernance. Le rapport 2023 de l’ARCOP ne saurait rester un simple exercice de reddition comptable. Il doit marquer une inflexion majeure dans la doctrine de contrôle, dans la culture administrative, et dans les exigences des citoyens. Autrement, le cycle se répétera : des milliards dépensés, peu de comptes rendus, et une méfiance croissante des populations.
La République ne peut pas se permettre de banaliser l’exception, ni de sacrifier la transparence sur l’autel de l’efficacité. C’est en restaurer l’exemplarité dans les actes, et non dans les discours, qu’elle retrouvera toute sa crédibilité. Et c’est dans l’exigence que naîtra la confiance.
Hady TRAORE
Expert-conseil
Gestion stratégique et Politique Publique-Canada
Fondateur du Think Tank : Ruptures et Perspectives
hadytraore@hotmail.com















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