Moctar Ann (spécialiste): «Les avantages et risques de la stratégie de Sonko vis-à-vis de la France…»

Sonko évite-t-il la France ? Alors que le Président Diomaye s’est rendu plusieurs fois en Hexagone, le Chef du gouvernement n’y a pas encore mis les pieds. Il a même récemment décliné une invitation de BpiFrance pour le 23 septembre et organisé sa rencontre avec la diaspora sénégalaise en Italie. Une somme de faits que nous analyse ici Amadou Moctar ANN, Enseignant-chercheur en sciences politiques, spécialiste des relations internationales.

Le fait de décliner cette visite est-il fortuit ?

Le Premier ministre Ousmane Sonko a décidé de décliner l’invitation de Nicolas Dufourcq à participer, en tant qu’invité d’honneur, à la 11e édition de BpiFrance. Il a invoqué un « conflit d’agenda». On peut supposer que le chef du gouvernement agit de bonne foi. Cependant, si l’on s’en tient à la realpolitik, on est tenté de penser que cette décision n’est en aucun cas fortuite.

Comment donc ?

Elle s’inscrit dans une stratégie diplomatique mûrement réfléchie. Une analyse du timing peut être révélatrice : en même temps qu’il déclinait l’invitation au forum de Paris le 23 septembre, Ousmane Sonko confirmait sa visite aux Émirats arabes unis du 8 au 12 septembre et en Italie du 13 au 14 septembre. Cette juxtaposition pourrait envoyer un message politique clair sur les nouvelles priorités géopolitiques du Sénégal.

Il est également important de souligner que cette décision s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de repositionnement diplomatique qui trouve ses racines dans la longue histoire du Sénégal. Contrairement aux apparences, cette attitude ne constitue pas une rupture totale avec la tradition diplomatique sénégalaise. Déjà sous Léopold Sédar Senghor, le Sénégal cherchait à diversifier ses partenariats, notamment à travers sa correspondance avec John F. Kennedy lors de l’organisation du Festival mondial des arts nègres en 1966. Abdoulaye Wade avait également accéléré cette logique de diversification avec son plan Omega et la rétrocession du camp militaire français de Bel Air en 2010.

De son côté, le Pr. Diomaye s’est rendu en France plusieurs fois : Y’a-t-il une différence d’approche ou de perception vis-à-vis de la France entre les deux hommes ?

Il existe effectivement une différence d’approche stratégique entre les deux hommes, mais celle-ci relève davantage d’une complémentarité calculée que d’une divergence idéologique. Le Président Diomaye Faye incarne la diplomatie institutionnelle et protocolaire, il maintient les canaux officiels avec Paris, tandis que Sonko personnifie la rupture symbolique et la quête d’alternatives.

Cette dichotomie permet au pouvoir sénégalais de ménager les susceptibilités françaises tout en affirmant sa souveraineté. Le chef de l’Etat peut continuer à dialoguer avec Paris sans perdre la face, pendant que Sonko explore activement de nouveaux partenariats.

Cette division des rôles peut rappeler la période 1960-1962, quand Mamadou Dia, président du Conseil, représentait le Sénégal à l’étranger selon la Constitution et cherchait à diversifier les partenariats du pays.

Cela semble-t-il être une stratégie diplomatique mûrie entre les deux hommes ?

La Primature a précisé qu’Ousmane Sonko recevra bientôt son homologue français à Dakar, dans le cadre d’un séminaire intergouvernemental entre les deux pays. Il serait difficile et hasardeux de s’avancer sur ce point, mais nous estimons que cette inversion symbolique de la géographie diplomatique peut traduire un changement de paradigme : le Sénégal ne va plus « quémander », il reçoit et négocie d’égal à égal. C’est une révolution silencieuse, mais significative.

4 – Comment peut-on décrypter ce fait que Sonko semble « éviter » la France ? Est-ce lié au souverainisme incarné ou à la posture de la France durant les évènements politico-judiciaires au Sénégal (2021-2023) ?

En mai 2024, lors de la visite à Dakar de Jean-Luc Mélenchon, leader de La France Insoumise, Ousmane Sonko a accusé les autorités françaises de ne pas avoir réagi à la répression contre les militants du parti PASTEF lors des événements politiques et judiciaires de 2021-2023. Même si des tensions ont bel et bien existé, officiellement, nous ne pouvons nous baser que sur les déclarations du Premier ministre : il n’est pas anti-France, mais contre la politique française en Afrique.

Cette distinction est fondamentale pour comprendre l’approche sénégalaise : il s’agit de critiquer un système (la Françafrique) sans rompre avec un partenaire (la France). Le rapprochement avec les membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) – Niger, Burkina Faso et Mali – s’inscrit dans cette logique néo-panafricaine, comme l’ont montré les propos critiques de Sonko envers la CEDEAO lors de sa visite au Burkina Faso en mai 2025.

L’attitude du chef du gouvernement peut s’expliquer par sa volonté d’incarner «physiquement» la rupture avec l’ancienne matrice franco-africaine.

Comment pourrait être perçue une visite de Sonko en France par sa base par exemple ?

Concernant sa base politique, la présence du Premier ministre en France pourrait être perçue par une partie de ses soutiens comme une forme de soumission ou de continuité avec l’ancien système. Il existe chez certains, une forme de ressentiment historique. Dans ce cas de figure, on peut invoquer l’impact des événements de 2021-2023, durant lesquels l’écrasante majorité des militants de PASTEF percevaient la diplomatie française comme complaisante envers l’ancien régime de Macky Sall. Cette mémoire récente est susceptible de nourrir une méfiance légitime qui influence encore les choix diplomatiques actuels.

Et donc, quels sont les avantages et inconvénients d’une telle posture de Sonko vis à vis de la France ?

Sur le registre des avantages et des inconvénients de cette posture, cette stratégie « d’évitement », pour reprendre vos termes, vis-à-vis de la France présente des avantages indéniables : elle renforce la crédibilité révolutionnaire de Sonko auprès de sa base, affirme la souveraineté sénégalaise sur la scène internationale et créé un nouvel équilibre géopolitique plus favorable au multilatéralisme ainsi qu’un rapport de force plus favorable dans les négociations futures. Cependant, cette approche comporte également des risques non négligeables, notamment celui de braquer inutilement un partenaire économique encore important, de limiter potentiellement les opportunités d’investissements français et de complexifier les relations bilatérales sur les dossiers techniques.

5 – De l’autre côté, Sonko semble être plus porté vers les États comme la Turquie, les Émirats ou encore la Chine. Qu’est-ce que cela traduit ?

 

Ce déplacement aux Émirats marque son troisième voyage hors du continent africain après la Chine et la Turquie. Cette séquence révèle une stratégie de diversification géopolitique cohérente.

La Turquie représente un modèle de puissance régionale indépendante, ni occidentale ni chinoise, qui correspond aux aspirations souverainistes du Sénégal.

Les Émirats incarnent la réussite économique du monde arabo-musulman et offrent des capitaux sans conditionnalités politiques.

La Chine constitue l’alternative systémique à l’hégémonie occidentale, avec des propositions d’investissements infrastructurels massifs. Pékin est devenu le premier partenaire commercial de Dakar en 2024. Il a pris la place de la France.

Le souhait du Sénégal de rejoindre les BRICS+ confirme également cette volonté de diversification des partenaires stratégiques.

Cette triple orientation peut traduire une maturité diplomatique : plutôt que de substituer une dépendance par une autre, le tandem Diomaye-Sonko est peut-être en train de construire un échiquier multipolaire où le Sénégal peut jouer de ses multiples partenariats. Cette approche s’inscrit dans la philosophie diplomatique sénégalaise traditionnelle : «conserver ses amis et élargir le cercle de ses amitiés».

Pour conclure, on peut dire que n’ayant jamais été concerné par un coup d’État ou une rupture de l’ordre constitutionnel, le Sénégal fait preuve d’une continuité dans les grandes orientations de sa politique étrangère depuis l’indépendance. La rupture mise en avant par le nouveau régime, si elle est réelle dans plusieurs domaines de politique intérieure, prend plutôt la forme d’une inflexion en matière de politique étrangère.

Les relations avec la France ne devraient pas être rompues, mais plutôt banalisées parmi d’autres relations, après des décennies de domination impériale et post-impériale de Paris. Cette « banalisation » constitue paradoxalement la véritable révolution. Il s’agit de transformer un partenaire privilégié en partenaire ordinaire, certes important, mais non exclusif.

Ici, l’émotion doit céder la place à la stratégie tandis que la posture révolutionnaire doit se muer en pragmatisme souverain.

Enfin, cette démarche pourrait bien devenir le modèle de référence pour une nouvelle génération de dirigeants africains soucieux de concilier pragmatisme économique et fierté nationale.

Auteur:  Youssouf SANE

source: seneweb