Guinée-Bissau : diagnostic d’une rupture instrumentalisée

 

La crise bissau-guinéenne résulte moins d’une défaillance institutionnelle que d’une stratégie consciemment élaborée par Umaro Sissoco Embaló pour mettre un terme à une dynamique électorale dont il anticipait l’issue défavorable. À mesure que les éléments factuels se recomposent, une cohérence profonde apparaît: les actes posés, leur rythme, l’architecture des nominations et la trajectoire du président déchu dessinent non pas un effondrement soudain, mais une opération planifiée pour transformer une défaite annoncée en rupture institutionnelle contrôlée. Une telle séquence, loin d’être inédite dans la région, met à nu les vulnérabilités structurelles des États sous pression politique, mais elle teste également la capacité de réaction du cadre régional, notamment celle d’une CEDEAO à la fois fragilisée, contestée et essentielle.

 

La crise qui a conduit à la chute d’Umaro Sissoco Embaló en Guinée-Bissau s’inscrit dans une dynamique largement observée dans les systèmes politiques fragiles : un dirigeant confronté à un risque électoral majeur choisit d’interrompre la compétition en fabriquant les conditions d’une rupture institutionnelle. L’analyse de la séquence, de sa cadence et de ses effets indique que cette rupture n’a rien d’un accident. Elle relève d’une manœuvre délibérée, structurée en amont, visant à neutraliser un processus électoral considéré comme défavorable. Les régimes hybrides utilisent fréquemment ce type de technique : créer un climat d’urgence, instrumentaliser une menace sécuritaire, puis suspendre les institutions régulières au profit d’un dispositif présenté comme provisoire.

Cette logique s’inscrit pleinement dans ce que la littérature académique décrit comme les stratégies de survie des dirigeants en contexte d’autoritarisme compétitif. Steven Levitsky et Lucan Way, politologues de renommée internationale et figures majeures de l’étude des démocraties dégradées, des régimes hybrides et des autoritarismes compétitifs, ont largement documenté ces mécanismes de contournement institutionnel utilisés par des dirigeants fragilisés pour prolonger leur maintien au pouvoir. Leurs travaux éclairent avec précision la séquence bissau-guinéenne, qui correspond à une rupture instrumentalisée construite pour bloquer une alternance électorale devenue probable.

Un élément décisif permet d’étayer cette lecture : la composition immédiate du gouvernement dit “de transition”, publiée dans les heures suivant la rupture, est constituée exclusivement de proches, d’alliés politiques, de fidèles militaires et de membres de la famille d’Embaló. L’architecture du cabinet : un Premier ministre issu de sa campagne, des portefeuilles régaliens confiés à ses gardes personnels, le ministère de l’Intérieur attribué à son propre frère, l’Économie et la Justice revenant à des collaborateurs historiques, ne peut être interprétée comme le produit d’un renversement improvisé. La rapidité des nominations, leur homogénéité sociopolitique et la reconduction systématique de personnalités liées personnellement à l’ancien président montrent qu’Embaló avait anticipé la rupture, préparé un exécutif parallèle et construit une scénographie destinée à interrompre le scrutin. Dans les contextes institutionnels fragiles, ce type de configuration n’apparaît jamais par hasard ; il résulte d’une planification préalable visant à préserver un contrôle indirect du pouvoir sous couvert de transition. La rupture annoncée relève donc moins d’un changement de régime que d’une continuité déguisée, où l’ancien président conserve, par procuration, la capacité d’orienter les décisions exécutives.

Dans ce contexte, la réaction du Sénégal a été scrutée avec attention. L’arrivée d’Embaló à Dakar a, dans un premier temps, nourri des spéculations autour d’une ambiguïté diplomatique, certains observateurs interprétant cet accueil comme une forme de bienveillance politique. Toutefois, le communiqué officiel publié par les autorités sénégalaises a rapidement clarifié la situation. Le Président Bassirou Diomaye Faye a participé au sommet extraordinaire de la CEDEAO, condamné la tentative de prise de pouvoir par la force, exigé le rétablissement de l’ordre constitutionnel et demandé la libération des personnalités arrêtées. L’exfiltration sécurisée d’Embaló par le Sénégal constitue une mesure de protection physique, conduite dans un cadre coordonné, et non une prise de position politique en sa faveur. Le décalage initial entre perception publique et intention réelle a été refermé par une communication claire, positionnant Dakar dans la continuité de sa doctrine historique de respect strict des normes constitutionnelles.

La séquence met également en lumière l’état actuel de la CEDEAO. Longtemps considérée comme un organe efficace de régulation politique en Afrique de l’Ouest, l’organisation traverse une phase de fragilisation structurelle. Le retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger vers l’Alliance des États du Sahel a réduit son poids stratégique et fragmenté le consensus interne. Dans ce contexte, sa capacité d’action demeure contrainte : elle condamne, appelle au retour à l’ordre constitutionnel, active des mécanismes de médiation, mais ne dispose plus de la même force d’imposition que par le passé. La mise en place d’un comité de médiation restreint témoigne d’une volonté de préserver l’autorité normative, mais cette capacité reste en décalage avec les besoins opérationnels d’une région en recomposition rapide. L’organisation se trouve aujourd’hui dans une zone grise où sa légitimité reste intacte, mais son efficacité est amoindrie.

La dimension sécuritaire constitue un autre angle décisif. La Guinée-Bissau occupe une place centrale dans les circuits de narcotrafic reliant l’Amérique latine et l’Europe. Chaque rupture institutionnelle y accroît les flux illicites, affaiblit les capacités de surveillance et favorise les réseaux criminels transnationaux. Pour les États voisins, cela signifie une augmentation immédiate des risques sécuritaires. Mais le Sénégal se trouve dans une position particulièrement sensible du fait de la situation en Casamance. Depuis plusieurs décennies, des éléments du MFDC utilisent le territoire bissau-guinéen comme zone de repli tactique lorsque l’armée sénégalaise intensifie ses opérations. La porosité de la frontière, la densité forestière et les limites logistiques du contrôle territorial bissau-guinéen facilitent ces mouvements. Une crise politique en Guinée-Bissau crée donc mécaniquement un risque pour la stabilité du Sud du Sénégal, en offrant de nouvelles opportunités logistiques aux groupes armés résiduels. Cette interdépendance structurelle entre fragilité bissau-guinéenne et sécurité casamançaise impose à Dakar une diplomatie équilibrée : ferme sur les principes constitutionnels, mais attentive à la maîtrise des risques transfrontaliers.

L’accueil d’Embaló à Brazzaville par Denis Sassou Nguesso confirme un phénomène émergent : l’Afrique centrale tend à devenir un espace refuge pour des dirigeants contestés en Afrique de l’Ouest. Ce glissement traduit un déplacement des lignes d’influence, où des régimes caractérisés par leur continuité politique offrent une stabilité personnelle que ne peut assurer un environnement ouest-africain en recomposition normative accélérée. Cette dynamique comporte des implications stratégiques à moyen terme, notamment en matière d’harmonisation institutionnelle et de cohésion régionale, car elle renforce l’idée d’une Afrique politique à plusieurs vitesses.

L’économie bissau-guinéenne demeure extrêmement vulnérable aux chocs institutionnels. Fortement dépendante de la noix de cajou, de l’aide internationale et de réseaux commerciaux informels, elle subit fortement l’instabilité politique. Toute crise perturbe les chaînes de valeur, réduit la capacité de mobilisation financière, aggrave la vulnérabilité budgétaire et renforce les réseaux parallèles. À moyen terme, cela génère un cercle d’instabilité économique et sociale qui complique la stabilisation politique. La capacité de l’État à maintenir un minimum de continuité administrative est réduite, entraînant une dépendance accrue vis-à-vis des partenaires extérieurs.

Enfin, cette crise s’inscrit dans une tendance plus large de fatigue démocratique en Afrique de l’Ouest. La répétition des manipulations institutionnelles, les divergences croissantes au sein des élites politiques et la fragmentation des mécanismes régionaux affaiblissent la résilience politique des États. Dans un tel paysage, le risque est celui d’une normalisation progressive des ruptures, où chaque crise fournit un précédent mobilisable ailleurs. L’augmentation de la fréquence des crises politiques sur le continent nourrit ce phénomène, contribuant à un affaiblissement durable des cadres constitutionnels.

Face à cette configuration, la posture du Sénégal doit combiner trois impératifs : maintenir une doctrine claire en faveur du respect des processus électoraux, assurer la sécurité nationale notamment en Casamance, et contribuer à reconstruire un cadre régional de prévention et de régulation des crises. La CEDEAO, de son côté, devra renforcer ses outils de médiation, moderniser ses instruments juridiques et redéfinir ses capacités opérationnelles. Quant aux partenaires internationaux, ils devront ajuster leurs approches en intégrant la nature transversale des crises ouest-africaines et la place particulière qu’occupe la Guinée-Bissau dans ces dynamiques.

La crise bissau-guinéenne ne peut être considérée comme un épisode isolé. Elle constitue un signal, révélateur des failles institutionnelles, des tensions sécuritaires et de la recomposition politique en cours. Si ce signal n’est pas traité comme un avertissement stratégique, il se transformera en tendance durable, altérant la capacité de la région à anticiper, réguler et maîtriser ses propres équilibres politiques et sécuritaires.

 

Hady TRAORE

Expert-conseil

Gestion stratégique et Politique Publique-Canada

Fondateur du Think Tank : Ruptures et Perspectives

hadytraore@hotmail.com