Sonko–Erdogan : le tapis rouge qui bouscule la diplomatie et la politique

 

L’accueil réservé à Ousmane Sonko par Recep Tayyip Erdogan dépasse le cadre du cérémonial traditionnel consacré. En Turquie, le Premier ministre sénégalais a incarné une diplomatie de rupture, en parfaite convergence avec les orientations du Président Bassirou Diomaye Faye. Un geste qui propulse le Sénégal dans le nouveau jeu des puissances, tout en déclenchant à Dakar un débat où protocole et politique s’entremêlent.

L’image est forte. Elle dérange certains, intrigue beaucoup et éclaire les plus lucides. Recep Tayyip Erdogan, figure centrale d’un ordre mondial en recomposition, accueille avec les égards réservés aux chefs d’État Ousmane Sonko, Premier ministre d’un Sénégal en transition. Derrière le décorum, un basculement : le pays cesse d’être un simple réceptacle de politiques extérieures pour devenir un acteur qui compte dans la bataille mondiale pour l’influence. Ce n’est pas la première fois qu’Ankara reçoit un chef de gouvernement africain, mais c’est la première fois qu’un dirigeant de la nouvelle génération politique africaine est traité comme l’incarnation d’un État en rupture. La Turquie ne se contente pas de financer ou construire : elle choisit ses alliés parmi ceux qui redéfinissent la souveraineté et s’émancipent du monopole occidental sans se placer sous une autre tutelle.

Sonko s’est rendu en Turquie en qualité de mandataire du Président de la République, et il l’a rappelé lors de son tête-à-tête avec Erdogan. C’est désormais la méthode assumée : le Président fixe les orientations et engage le dialogue stratégique avec ses homologues ; le Premier ministre prend le relais, négocie et conclut. Pas de rivalité institutionnelle ni d’improvisation : une ligne unique, portée d’une seule voix. Ce mode opératoire adresse au monde un signal de cohérence et d’unité au sommet de l’État, déjouant les lectures malveillantes qui guettent la moindre fissure.

Le choix d’Ankara comme partenaire prioritaire n’est pas fortuit. La Turquie avance méthodiquement ses pions en Afrique, mêlant investissements économiques, influence culturelle et partenariats sécuritaires. Elle sait que la façade atlantique ouest-africaine est en train de devenir l’un des espaces les plus stratégiques du globe, à la fois porte d’entrée vers le continent et point d’accès direct aux routes maritimes mondiales. Miser sur le Sénégal, c’est s’assurer un ancrage dans une région où stabilité politique et position géographique sont des atouts rares. Erdogan, pragmatique, lit cette carte avec lucidité.

À Dakar, l’opposition a tenté de réduire l’événement à un débat protocolaire. Mais cette ligne d’attaque dissimule mal une inquiétude : voir un adversaire politique gagner en stature internationale à un rythme accéléré. Dans un pays où l’opinion publique accorde une attention particulière à la visibilité extérieure de ses dirigeants, chaque image, chaque poignée de main compte. Et lorsque cette visibilité se traduit par des partenariats et des projets concrets, elle devient un capital politique difficile à contester.

Les retombées économiques potentielles ne sont pas théoriques. Des infrastructures à l’agro-industrie, de la formation professionnelle à la coopération technologique, Ankara propose des partenariats susceptibles d’accélérer des projets structurants au Sénégal. La Turquie a montré ailleurs sa capacité à livrer rapidement, un atout qui séduit. Encore faut-il que ces accords soient négociés avec vigilance pour garantir souveraineté et bénéfices mutuels.

Sur le plan sécuritaire, l’ouverture à Ankara n’est pas neutre. Forte de capacités militaires éprouvées et d’une politique active de transfert de technologies, la Turquie offre au Sénégal des options qui échappent au cadre classique des partenariats africains. Dans un contexte où les lignes de front – du Sahel à la façade atlantique – évoluent rapidement, disposer de fournisseurs et de formateurs variés est un gage d’autonomie. Cette diversification permet à Dakar de bâtir un appareil sécuritaire plus résilient, moins dépendant des doctrines importées, et mieux adapté aux réalités locales.

Cette séquence dépasse la relation bilatérale. Elle renforce l’image d’un Sénégal capable de se mouvoir dans un monde multipolaire sans subir les choix des autres. Là où certains pays africains oscillent entre rupture brutale et alignement passif, Dakar esquisse une troisième voie : diversification assumée mais maîtrisée, adossée à une vision claire. Incarnée par des dirigeants qui parlent d’une seule voix, cette ligne gagne en crédibilité aux yeux des partenaires internationaux.

Dans le nouvel échiquier mondial, la Turquie se positionne comme une puissance médiane offensive, conjuguant économie, influence culturelle et capacités militaires. Ses entreprises construisent, ses réseaux éducatifs et religieux tissent des liens durables, ses accords de défense et ventes de drones s’inscrivent dans les stratégies sécuritaires régionales. En plaçant Sonko au rang d’hôte d’honneur, Erdogan ne parie pas sur un interlocuteur éphémère mais sur un partenaire porteur de changement.

À Dakar, l’accueil turc a suscité crispations et commentaires. Certains s’accrochent à une lecture protocolaire de la diplomatie. Mais dans les relations internationales, la reconnaissance ne dépend pas du titre, elle se mesure à l’influence réelle. Erdogan a traité Sonko comme un chef d’État parce qu’il le considère comme l’architecte de la ligne stratégique actuelle du Sénégal. Guy Marius Sagna l’a exprimé : cet honneur est un signal de poids, non un détail de cérémonie.

D’autres pays africains ont déjà capitalisé sur ce type de geste. L’Éthiopie a exploité son statut de siège de l’Union africaine pour attirer les investissements chinois ; le Rwanda a fait du sommet du Commonwealth une vitrine internationale ; le Maroc a utilisé la reconnaissance américaine sur le Sahara occidental pour élargir son influence. Ces exemples prouvent qu’un moment de prestige n’a de valeur que s’il s’inscrit dans une stratégie globale, avec des retombées tangibles. Le Sénégal doit suivre cette voie.

Cette séquence turque plaide pour une doctrine diplomatique claire : souveraineté non négociable, alliances diversifiées mais équilibrées, transparence des accords et projection régionale affirmée. C’est à cette condition que les rapprochements avec Ankara, Pékin, Riyad ou New Delhi éviteront l’écueil de la dispersion.

 

La visite d’Ousmane Sonko en Turquie n’est pas un geste isolé, mais une pièce maîtresse d’un repositionnement plus vaste. Pour ses adversaires, elle pose un problème en renforçant son image internationale. Pour ses partenaires, elle est l’occasion de coopérer avec un pays sûr de lui. Pour le Sénégal, elle représente un test : transformer le prestige en influence, et l’influence en puissance réelle. Dans un monde où les cartes sont rebattues, l’indocilité souveraine est un atout. Ankara a déroulé le tapis rouge ; à Dakar de prouver qu’elle saura l’emprunter en stratège.

Hady TRAORE

Expert-conseil

Gestion stratégique et Politique Publique-Canada

Fondateur du Think Tank : Ruptures et Perspectives

hadytraore@hotmail.com