Machiavel, souvent lu à contresens, n’a jamais prêché la brutalité pour elle-même. Il a théorisé la manière dont un pouvoir peut survivre sans se renier, en tenant ferme face à la dislocation.
Dans cette seconde partie, le regard s’élargit : au-delà du pouvoir, il y a le peuple. Car la République ne se maintient que si gouvernants et gouvernés assument ensemble leur part. Le civisme devient ici un impératif stratégique, face aux tentatives de subversion rampante. Cette réflexion s’adresse à tous ceux qui veulent préserver le pacte démocratique sénégalais.
Encore faut-il que l’exercice de l’autorité s’appuie sur des institutions solides, fiables et incarnées. Machiavel ne dissocie jamais le pouvoir du cadre qui l’exprime. Il ne peut y avoir de gouvernance forte sans des structures qui traduisent les décisions en actions, les principes en normes, les ambitions en services. Les réformes institutionnelles entamées doivent donc s’approfondir, non comme un impératif technique, mais comme une exigence politique. Un État fort n’est pas un État bruyant, c’est un État qui fonctionne.
À cela s’ajoute la nécessité de maîtriser le tempo du temps long. Machiavel invite le Prince à penser au-delà de l’immédiat. Le pouvoir ne se mesure pas à l’audace d’un discours ou à la virulence d’un affrontement : il se juge à la durabilité des transformations. La stratégie ne consiste pas à répondre coup pour coup aux oppositions, mais à imposer un agenda, à structurer les priorités, à incarner une direction. Un État qui s’éparpille perd sa légitimité ; un pouvoir qui sait patienter tout en agissant inspire confiance.
Dans le même esprit, il importe de construire un leadership de responsabilité. Machiavel reconnaît que l’exercice du pouvoir exige parfois des choix impopulaires, mais il rappelle aussi que ces choix doivent être assumés, expliqués, justifiés. Gouverner dans la rupture ne consiste pas à plaire, mais à convaincre. Il ne s’agit pas d’éviter les décisions difficiles, mais de les inscrire dans une vision lisible, cohérente, orientée vers le bien commun. C’est ainsi que l’on gagne le respect, y compris de ceux qui contestent.
Enfin, le pouvoir ne peut pas ignorer la place des émotions dans la fabrique du politique. Machiavel savait combien la peur, l’espoir, la colère pouvaient précéder la raison dans l’adhésion populaire. Il ne faut donc pas mépriser ces affects, mais les canaliser. Il faut transformer l’enthousiasme en engagement, la vigilance en exigence collective, et même la critique en source d’amélioration. Un État mature n’est pas celui qui éteint les passions, mais celui qui sait les domestiquer pour servir l’intérêt général.
Mais il y a plus. Pour durer, le pouvoir doit créer des loyautés nouvelles. Machiavel ne s’y trompe pas : tout pouvoir nouveau doit, pour se maintenir, substituer à l’ancien réseau d’allégeances une nouvelle chaîne d’intérêts, de reconnaissances et de protections. Cela suppose de placer les femmes et les hommes compétents aux bons endroits, non en raison de leur proximité, mais pour leur capacité à porter l’ambition du régime. La fidélité durable ne se construit pas par l’adhésion émotionnelle, mais par l’intégration fonctionnelle au projet politique.
Dans le même registre, Machiavel aurait insisté sur la nécessité d’isoler les foyers d’obstruction sans leur offrir le prestige du martyre. Il ne sert à rien de transformer des provocateurs marginaux en figures héroïques. Il faut les délégitimer par les faits, les marginaliser par l’action, et les contenir par la rigueur institutionnelle. Une démocratie ne se défend pas en se durcissant dans la panique, mais en affirmant calmement les limites du discours acceptable et de la contestation légitime.
Le Prince avisé sait également qu’il faut parfois donner des gages symboliques à l’opinion. Non pour céder, mais pour rassurer. Dans les moments de turbulence, la capacité à afficher des gestes forts, clairs et bien calibrés peut restaurer la confiance. Cela peut être une réforme emblématique, une sanction juste, une décision courageuse. Ce que Machiavel nous enseigne ici, c’est que les symboles comptent, à condition qu’ils soient porteurs d’une direction lisible.
Enfin, Machiavel nous prévient : un pouvoir qui ne sait pas se renouveler meurt de son inertie. Il ne suffit pas d’être né de la rupture : il faut s’y maintenir en reformulant sans cesse le sens de l’action. Le danger ne vient pas seulement de l’opposition, mais de l’intérieur : des routines, des conforts, des renoncements. Le seul antidote, c’est l’élan : intellectuel, moral, stratégique. Le Prince moderne ne doit pas simplement administrer, il doit inspirer. Gouverner, en dernière instance, c’est éclairer.
Mais l’équilibre républicain ne saurait être entier si l’on en appelle à la seule responsabilité des gouvernants. Machiavel, qui s’adressait au Prince, n’ignorait pas que tout pouvoir se déploie dans un espace partagé, peuplé de passions, de devoirs, d’aspirations et de contradictions populaires. Il aurait rappelé au peuple sénégalais que sa maturité est le socle de la stabilité, que son civisme est la colonne invisible de la République, que son discernement est la condition première de toute lucidité collective.
Car si gouverner suppose de la rigueur, être gouverné impose aussi des responsabilités. Le développement ne peut être exogène ni téléguidé : il est le fruit d’une conscience collective, forgée dans l’effort, la discipline et le respect des règles communes. À ceux qui demandent des comptes, il faut rappeler qu’ils en rendent aussi, par leurs choix, leurs silences, leurs exigences. Le civisme n’est pas un supplément d’âme ; il est l’oxygène de la République. La paix n’est pas un acquis naturel ; elle est une construction permanente, à laquelle chaque citoyen est tenu de contribuer.
Machiavel aurait averti : un peuple qui abdique sa part de responsabilité devient vulnérable aux manipulations, aux passions destructrices, aux emballements sans issue. Il aurait souligné que la liberté politique n’est viable que si elle s’appuie sur une conscience du bien commun, une mémoire des luttes et une volonté partagée de préservation du cadre républicain. L’ordre ne se décrète pas, il se mérite ; et ce mérite est collectif.
Ainsi, au pouvoir qui doit s’élever à la hauteur de l’Histoire, doit répondre un peuple digne de sa souveraineté. À l’autorité légitime, doit faire écho une citoyenneté vigilante. À la lucidité stratégique des gouvernants, doit répondre l’exigence morale d’une société responsable. C’est à cette double condition — gouvernants debout, citoyens éveillés — que la République pourra s’enraciner, se régénérer et se transmettre.
Et puisqu’il faut revenir au réel, à la circonstance concrète du Sénégal de 2025, alors rappelons que cette exigence de responsabilité partagée n’est pas un luxe théorique : c’est une urgence historique. Le pays traverse une phase délicate, où les vieilles forces, reléguées par les urnes mais non désarmées, cherchent à reconquérir par le désordre ce qu’elles ont perdu dans les urnes. L’opposition ne construit pas : elle conteste. Elle n’élabore pas : elle entrave. Et parfois, elle délègue à des sous-traitants médiatiques ou à des figures provocatrices la tâche de saturer l’espace public, non pour le féconder, mais pour le parasiter.
Machiavel aurait vu dans cette situation non un débat d’idées, mais un scénario de subversion. Il aurait compris que ceux qui n’ont plus de stratégie politique se rabattent sur la stratégie du chaos. Il aurait rappelé que le chaos n’est jamais spontané : il est organisé, instillé, entretenu. Il aurait insisté pour que le pouvoir ne confonde pas contestation et insurrection larvée, dissidence et sabotage. Face à cela, la responsabilité du pouvoir est d’assurer l’ordre. Mais la responsabilité du citoyen est de ne pas se faire le complice passif d’une confusion organisée. Dans un pays où le pouvoir a changé sans effusion de sang, où la volonté populaire a triomphé sans brutalité, la vigilance populaire doit être le prolongement actif de cette conquête pacifique.
Ce n’est pas l’État seul qui est menacé par le désordre : c’est la société entière. Lorsque la manipulation triomphe, lorsque les mensonges deviennent programme, lorsque le soupçon permanent s’installe comme principe, c’est la République elle-même qui vacille. À ceux qui veulent gouverner par le vacarme, il faut opposer une citoyenneté par la clarté. À ceux qui hurlent pour masquer leur vide, il faut répondre par une conscience collective organisée, lucide, résolue.
Le Sénégal a montré qu’il savait se relever. Il doit maintenant prouver qu’il peut se maintenir debout. Et pour cela, il faut un État ferme, juste, et des citoyens responsables, lucides. Il ne s’agit plus seulement de défendre un régime : il s’agit de protéger une trajectoire, une dignité, une République.
Voilà le défi.
Hady TRAORE
Expert-conseil
Gestion stratégique et Politique Publique-Canada
Fondateur du Think Tank : Ruptures et Perspectives
hadytraore@hotmail.com
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