Ce 9 juillet 2025, la Maison Blanche accueille une rencontre diplomatique inédite entre les États-Unis et cinq pays africains, venus d’horizons régionaux différents : le Sénégal, la Mauritanie, la Guinée-Bissau, la Sierra Leone et le Gabon). Cette séquence intervient dans un moment charnière, marqué par une reconfiguration des rapports de puissance, la montée des rivalités sino-russes, et un retour revendiqué de l’unilatéralisme américain sous la présidence Trump. Dans ce contexte, l’Afrique devient non pas un partenaire égal, mais un champ de manœuvre : un espace où se rejouent les équilibres d’influence et les stratégies de présence dans un monde qui bascule. Une rencontre diplomatique inédite entre les États-Unis et cinq États africains, choisis pour leur position stratégique, leur stabilité relative et leur posture diplomatique modérée. Derrière ce format restreint et apparemment discret se joue une séquence diplomatique révélatrice, non par ce qu’elle produira mais par ce qu’elle met déjà en lumière : une méthode, une sélection, une intention.
Il serait prématuré de spéculer sur les annonces qui en découleront. Mais il serait tout aussi imprudent de ne pas interroger ce que cette rencontre signifie avant même qu’elle ne commence. Car un sommet ne parle pas seulement par ses résolutions : il s’exprime par ceux qu’il convoque, ceux qu’il écarte, le moment où il se tient et les thèmes qu’il élude. Ce que cette configuration laisse transparaître, c’est une diplomatie américaine fondée non sur le multilatéralisme classique, mais sur un bilatéralisme segmenté, hérité de doctrines de containment et de proximité utile. Cette approche, déjà amorcée sous les précédentes administrations, se durcit ici dans un cadre post-occidental assumé : les États-Unis ne négocient plus avec des ensembles, mais avec des unités fonctionnelles, choisies selon leur capacité à servir les intérêts immédiats de Washington., c’est une diplomatie américaine en recomposition, qui ne cherche pas à renouer avec l’Afrique en bloc, mais à recomposer un cercle restreint de partenaires considérés comme stables, disponibles, stratégiques — ou tout simplement conciliables.
Tout, dans la structure de cette rencontre, trahit une lecture géopolitique ciblée de l’espace ouest-africain. Les cinq pays invités ont en commun une certaine modération diplomatique, une stabilité relative, un éloignement des tensions frontales qui traversent aujourd’hui la région : ils ne sont ni membres de l’AES, ni acteurs clés de la CEDEAO fracturée, ni porteurs d’un discours de rupture à l’égard de l’Occident. Ce sont des pays « de flanc », géographiquement tournés vers l’Atlantique, politiquement modérés, et historiquement ouverts à des partenariats occidentaux. Le choix n’est donc pas neutre. Il dessine une carte fonctionnelle, où l’Amérique ne s’adresse plus à l’Afrique comme entité politique, mais à une constellation de points d’ancrage discrets, là où elle estime pouvoir encore peser, sans frictions, sans bruit, sans médiation régionale.
Il faut relire ce sommet non comme un retour enthousiaste de l’Afrique dans l’agenda stratégique des États-Unis, mais comme un retour des États-Unis dans les marges utiles de l’Afrique. La diplomatie du président Trump, fidèle à sa logique transactionnelle, ne recherche ni intégration, ni construction partenariale de long terme : elle veut des résultats à court terme, des accords ponctuels, des relais d’influence. Ce que cherche cette rencontre, ce n’est pas une relation globale et symétrique. C’est une série de connexions bilatérales instrumentales, fondées sur la sécurité, la surveillance, la stabilité migratoire et l’accès aux ressources.
À ce titre, la présence de la Mauritanie (gouvernance centralisée à dominante exécutive), de la Sierra Leone (démocratie multipartite fragile), de la Guinée-Bissau (État institutionnellement instable) et du Gabon (régime de transition post-autoritaire encadré), moins médiatisée que celle du Sénégal, mérite une lecture attentive. Ces pays, bien que secondaires en termes de poids économique, incarnent des fonctions précises dans la stratégie américaine :
La Mauritanie s’impose comme un verrou sécuritaire sahélien. Située à la croisée du Maghreb et du Sahel, elle reste l’un des rares États de la bande sahélo-saharienne à coopérer activement avec les puissances occidentales. Washington y voit un partenaire modéré, disposant d’un littoral stratégique et d’un potentiel d’ancrage dans la lutte contre le terrorisme — à l’heure où la France décroît et la Russie s’installe dans la région.
La Sierra Leone, quant à elle, sert de vitrine démocratique anglophone dans un espace régional dominé par les fractures post-coup d’État. Stable, anglophone, membre du Commonwealth, elle offre aux États-Unis un pont institutionnel et symbolique vers l’Afrique atlantique. Au-delà de l’image, ce pays recèle aussi des ressources minières convoitées — or, titane, bauxite — encore peu valorisées dans les chaînes d’approvisionnement stratégiques.
Quant à la Guinée-Bissau, son inclusion dans ce cercle restreint étonne moins qu’il n’y paraît. Longtemps classée parmi les États faiblement institutionnalisés, la Guinée-Bissau s’efforce depuis plusieurs années de stabiliser son cadre politique, malgré une gouvernance souvent chaotique. Pour les États-Unis, ce pays représente un poste d’observation et de coopération sur des enjeux aussi cruciaux que la lutte contre le narcotrafic transatlantique et les flux criminels organisés. Située à un carrefour stratégique entre l’Amérique latine et l’Europe via les routes maritimes, la Guinée-Bissau est au cœur des préoccupations sécuritaires globales. Son adhésion au sommet traduit donc moins une récompense de performance qu’un pari de canalisation : prévenir l’effondrement en proposant une intégration minimale, mais encadrée, dans un réseau de partenaires surveillés. Pays d’Afrique centrale récemment engagé dans une transition post-autoritaire à la suite du coup d’État d’août 2023, le Gabon cherche à restaurer sa crédibilité internationale tout en consolidant sa position géopolitique. Pour les États-Unis, l’intérêt est double : soutenir une stabilisation institutionnelle modérée dans un pays riche en ressources naturelles (pétrole, forêts, manganèse) et sécuriser un point d’ancrage dans le Golfe de Guinée, où les enjeux environnementaux, migratoires et maritimes se croisent. En recevant le Gabon, Washington affiche sa préférence pour les transitions contrôlées, encadrées, et réintégrables dans l’ordre occidental, à l’opposé des ruptures assumées par l’AES.
Autrement dit, ce sommet s’organise moins autour d’un critère de représentativité régionale que d’un principe d’utilité stratégique fonctionnelle. On retrouve ici l’empreinte d’une diplomatie d’influence à coût maîtrisé : pas d’engagements lourds, mais une série de têtes de pont soigneusement sélectionnées. Cette méthode s’inscrit dans la continuité d’un basculement stratégique américain observé depuis la fin de l’approche AGOA et du sommet États-Unis–Afrique de 2014. La logique du partenariat global s’efface au profit d’une diplomatie de contrôle, d’ajustement et de sécurisation des flux que d’un principe d’utilité stratégique fonctionnelle. Chacun des pays invités remplit un rôle spécifique dans le dispositif que Washington entend stabiliser, contenir ou réactiver. Ce n’est pas l’Afrique qui choisit les termes du partenariat, ce sont les États-Unis qui en dessinent les contours — à partir de ce qu’ils estiment encore maîtrisable, mobilisable ou négociable.
Dans ce cadre, les éléments absents sont tout aussi parlants que ceux qui y figurent. Aucun agenda commercial structurant n’est annoncé. Aucun mécanisme d’investissement productif ou industriel n’est formalisé en amont. Rien n’indique une relance des grands outils de coopération que furent l’USAID ou le Millennium Challenge Account, dont plusieurs des pays invités — notamment le Sénégal — ont pourtant été des bénéficiaires exemplaires. À titre d’exemple, le Sénégal a reçu deux compacts MCA, l’un de 540 millions USD (2009–2015) axé sur les infrastructures rurales, l’autre de 600 millions USD (2018–2025), dont 550 millions financés par Washington¹. Ces engagements, exceptionnels à l’échelle du continent, sont aujourd’hui gelés ou remis en cause, au nom d’un recentrage américain sur des priorités internes.
L’administration Trump semble avoir tourné le dos à l’approche par le développement durable, au profit d’une diplomatie focalisée sur la dissuasion migratoire, le contrôle sécuritaire, et la fidélisation géopolitique. Cette orientation apparaît d’autant plus problématique qu’elle entre frontalement en contradiction avec la politique intérieure que mène la même administration à l’égard des ressortissants africains. Ces cinq pays figurent parmi ceux dont les communautés migrantes sont les plus présentes aux États-Unis : on dénombre environ 60 000 Sénégalais, très actifs à New York, en Ohio ou à Atlanta³ ; et une diaspora sierraléonaise croissante, bien intégrée dans les circuits économiques. Pourtant, ces diasporas font face à un durcissement brutal des procédures de visas, aux annulations de statuts temporaires (TPS), et à une vague de renvois massifs, documentée par l’USCIS. En *2024, les demandes d’asile en provenance d’Afrique de l’Ouest ont augmenté de 27 %*⁴, signe d’une pression migratoire durable — à laquelle la seule réponse américaine est aujourd’hui le verrouillage.
Ainsi, alors que les chefs d’État sont reçus à Washington, leurs citoyens sont poussés hors du territoire américain. Le contraste est saisissant, et politiquement lourd. Il jette un doute sur la sincérité de l’échange, et rappelle que, derrière la poignée de main officielle, la mobilité africaine reste perçue comme un problème à contenir, non comme un lien à valoriser.
Autre angle mort : la société civile et les diasporas. Aucun mécanisme d’inclusion des acteurs non-étatiques — syndicats, intellectuels, universitaires, organisations de la jeunesse — n’a été envisagé. Aucun cadre de consultation n’est prévu avec les diasporas africaines, pourtant puissantes et dynamiques. En ne leur donnant aucune place, la diplomatie américaine consacre une conception strictement verticale de la relation : de l’exécutif américain vers des exécutifs africains, sans médiation démocratique, sans pluralité des voix, sans reconnaissance des relais sociaux. Là encore, le silence en dit long.
Ce silence s’étend jusqu’à la transition écologique, pourtant cruciale pour les pays invités. Aucun signal n’a été envoyé sur les enjeux climatiques, sur l’adaptation aux chocs environnementaux, sur la gestion durable des ressources maritimes ou forestières. C’est là une absence lourde, à un moment où les États africains paient de plus en plus cher les effets d’un réchauffement climatique dont ils ne sont pas les auteurs, mais dont ils sont les premières victimes. Le choix de ne pas en parler, de ne rien en attendre, est en soi une déclaration politique.
Pour les pays africains conviés, ce sommet est donc un test. Un test non de visibilité, mais de lucidité. Car être reçu à la Maison Blanche n’est pas un privilège. C’est une occasion de formuler une voix, une stratégie, une exigence. Il ne s’agit pas de refuser l’échange, mais d’en fixer le périmètre, de rappeler qu’un partenariat se construit dans la durée, dans le respect, dans la réciprocité. À défaut, le risque est grand de devenir simplement des rouages périphériques d’un agenda défensif américain : servir de zones de rétention, de boucliers migratoires, de postes avancés d’une logique de blocage.
Dans cette configuration, le Sénégal porte une responsabilité singulière. Fort de son renouveau politique, de sa légitimité démocratique, de son positionnement géostratégique, il est sans doute le seul des cinq invités à pouvoir poser des lignes rouges, à refuser les formats creux, à porter une parole plus ambitieuse. Non par arrogance, mais par devoir. De même que l’Afrique ne doit plus être traitée comme un bloc passif, le Sénégal ne saurait être traité comme un simple partenaire d’exécution. Il peut — il doit — élever le niveau du dialogue, rappeler les enjeux structurels, insister sur la justice migratoire, la relance de la coopération productive, l’inclusion de la jeunesse, le rôle des diasporas, la nécessaire refondation des instruments d’aide et d’échange.
Ce sommet nous a déjà parlé. Il nous dit où en est la diplomatie américaine. Il nous dit ce qu’elle attend, ce qu’elle redoute, ce qu’elle sélectionne. Il nous dit aussi ce que les pays africains doivent refuser d’être : des exécutants, des points d’entrée, des partenaires silencieux. Il est encore temps d’en faire un tournant. Mais ce tournant ne viendra pas des États-Unis. Il viendra de la clarté, de la fermeté et de la vision que les dirigeants africains y feront entendre. C’est là, désormais, que tout se joue.
¹ Millennium Challenge Corporation, MCA Senegal I & II, www.mcc.gov
³ Pew Research Center, “African immigrant population in U.S.”, 2024
⁴ USCIS Annual Asylum Report, 2024
Hady TRAORÉ
Diplômé de l’Institut d’Études des Relations Internationales de Paris
ENAP – HEC Montréal
Expert-conseil, Gestion stratégique & Politiques publiques (Canada)
Fondateur du Think Tank Ruptures et Perspectives
hadytraore@hotmail.com
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